Et si nos dernières fois étaient des bonnes nouvelles...

Et si nos dernières fois étaient des bonnes nouvelles...

C’est classique, quand quelque chose se termine, on devient nostalgique (sauf quand on est en train de se faire arracher une dent). Mais les dernières fois peuvent aussi des ouvertures à de nouvelles premières fois…
13 February 2025
par Vianney Louvet
4 minutes de lecture

Dans son livre Nos dernières fois. Défier la nostalgie (Allary Editions), Sophie Galabru s’intéresse à ces fatidiques “dernières fois” qui jalonnent notre existence et à la vague de tristesse, mélancolie qu’elles peuvent provoquer en nous. Pour elle, ces instants sont tout sauf des conclusions, des arrêts, mais bien des passages et occasions de voir le présent sous une lumière nouvelle. Et si on profitait de cette thèse originale pour réfléchir à “ces dernières fois” que notre monde et les crises qu’il traverse met inéluctablement sur notre chemin ?

C’était mieux maintenant

Rassurez-vous, cet article n’est pas là pour nous précipiter dans une non-lucidité joyeuse et vaine. Une espèce qui s’éteint, une essence d’arbre qui disparaît, une forêt primaire qui part en fumée : ces dernières fois-là ne sont en aucun point des bonnes nouvelles, quel que soit l’angle par lequel on les attaque. Ce sont bel et bien des fins, sinistres, catastrophiques, des dernières fois qui nous rappellent la capacité de notre civilisation actuelle à mettre fin au vivant, à tout détruire.

Ceci étant dit, attaquons-nous à une espèce qui est elle tout sauf en voie d’extinction : le “c’était mieux avant”. Il pullule partout, dans la bouche de nos élus, de nos proches peut-être, sous-entendant que ce qui prend fin ces temps-ci est de facto une mauvaise nouvelle et que toutes les dernières fois sont nécessairement meilleures que les futures fois. Pas sûr les amis. Et la lecture de Sophie Galabru ne fait que renforcer cette intuition. Un exemple pas du tout au hasard : la politique. 

“C’est la dernière fois qu’on y a cru. Maintenant c’est fini, nous n’avons plus d’espoir.” Dans le champ politique, il est facile de se laisser aller à un discours tristement nostalgique de notre démocratie d’antan. Avant les débats entre politiciens et politiciennes étaient respectueux, nobles, engagés, traitaient du fond plus que de la forme. Aujourd’hui, les médias et réseaux sociaux auraient définitivement vidé de leur substance toute valeur. Et les mouvements citoyens “politisés” de ces dernières décennies, notamment en France, ont d’abord soulevé un espoir et tant de promesses avant de sombrer et de pleuvoir en désillusions sur notre pays : Nuit Debout, Gilets Jaunes, Convention Citoyenne pour le Climat, Primaire Populaire, Nouveau Front Populaire face à l’extrême droite… Et puis, rien. Les déchirures, à nouveau. Le dur retour au réel qui nous cogne. La dernière fois qu’on y a cru. La dernière fois qu’on tracte pour un parti. La dernière fois ?

Et bien c’est là que la lecture de Sophie Galabru nous amène à voir ces “dernières fois” non pas comme des points d’arrêt, mais bien comme des passages, des occasions de questionner l’avant, pour mieux agir dans le présent. “Une dernière fois est beaucoup plus acceptable lorsqu’elle ouvre sur une résolution d’aller vers d’autres projets et qu’elle comprend sa continuité avec la suite. Faire de nos conclusions le passage vers un nouvel acte de notre petit théâtre personnel est un travail très fécond,” explique Sophie Galabru dans Philosophie Magazine de Février 2025. Notre petit théâtre personnel… et le grand théâtre de notre société ? Peut-être. 

Un mouvement citoyen qui s’arrête serait donc le signal d’un renouveau nécessaire, d’un changement de stratégie. Un parti politique qui se vide de ses adhérents a deux options : vivoter et refuser le dernier verre de l’amitié au QG ou faire une belle fête pour célébrer ses victoires, luttes et penser au présent, à une nouveau mode d’action qui réponde pleinement aux enjeux du monde dans lequel il évolue à l’instant T. Et Sophie Galabru de le dire mieux que nous : “Quelque chose a été accompli. ‘Marquer le coup’ par des festivités en présence de témoins est une façon de faire honneur au temps passé plutôt que de déclarer la fin.”

Dernière fois… mais première fois. 

Nouvel exemple. En 2018-2019, de nombreuses marches pour le climat ont fleuri un peu partout en France. C’était un moment où “quelque chose se passait”. Greta Thunberg était partout, la désobéissance civile faisait des émules, Macron disait à Konbini qu’il avait changé, notamment en parlant écologie (et quand Emmanuel s’attaque à un sujet, c’est qu’a priori ce dernier a le vent en poupe…). Bref, on est allés marcher. Nombreux et nombreuses. Et la vague montait, et les médias en parlaient et… et c’est tout. Il y a eu le covid, il y a eu plein de choses et aujourd’hui on se dit que “c’est la dernière fois qu’on a marché”, que ça ne sert à rien, qu’on peut être 1 million dans les rues et que les élus ne s’en inquiètent pas beaucoup. On pourrait faire ce même récit avec les retraites. Et tant d’autres sujets. 

Et c’est là qu’intervient la grande magie de la CRÉATIVITÉ. Qui dit dernière fois dit première fois à venir. Qui dit dernière marche, dit première… première quoi ? Tous ces militants et militantes, amoureux et amoureuses du vivant abattues par la situation ne le resteront pas. Et d’une dernière fois va naître autre chose. La page blanche est folle d’horizons possibles.

Les dernières fois sont toujours là

Avez-vous déjà visionné une interview d’une personne défunte que vous admiriez ? Nous, oui, souvent. Claude Alphandéry, le dernier en date. Et Gisèle Halimi. Et puis Jean-Pierre Bacri aussi. Et Anne Sylvestre. Et Pierre Rabhi bien-sûr. Ces dernières fois sur Terre de ces personnes se transforment vite en vague de tristesse, en regret de ces sagesses disparues. “Nos sociétés matérialistes nous inclinent à penser que les êtres et les liens seraient des objets délimités dans l’espace et qu’il suffit de quitter des yeux pour que notre relation s’achève. Ce n’est pas le cas. L’amour ne saurait se réduire à sa dimension charnelle et matérielle, il est aussi une réalité spirituelle.” Et Sophie Galabru de préciser : “Le temps est continu, il ne finit jamais. Ce qui s’y joue continue de résonner au présent et à l’avenir.” 

Envisager ce monde entouré d’un flot de voix nourrissant encore et encore nos réflexions par la densité d’un passé et d’une Histoire souvent maltraités, c’est réconfortant. Et cela rend le concept de “Dernière fois” beaucoup moins significatif…

Nous reste donc à lire, écouter ces sages d’avant et qui le sont encore maintenant. Et c’est sûrement d’eux que nous viendront les meilleures idées : rien de plus actuel que ceux et celles qui sont passés là avant nous.