Les 5 poisons de l’engagement

Les 5 poisons de l’engagement

Engagez-vous qu’ils disaient ! Demain qu’ils répondaient. Ou après-demain. Ou encore… Parce que sur ce sujet il est facile de procrastiner, voici les 5 poisons à débusquer.
13 February 2025
par Vianney Louvet
7 minutes de lecture

Ah l’engagement. Qu’il soit militant ou tout autre, il est toujours vertigineux d’ancrer quelque chose dans le marbre de notre existence, d’offrir une partie de notre temps libre aux mains du monde, aux mains d’un extérieur. Vertigineux et souvent difficile et exigeant. Parce que s’engager, c’est bien beau, mais les freins sont nombreux. Voici 5 poisons de l’engagement, 5 grains de sable qui se glissent sans bruit dans la machine de nos élans enflammés, 5 barrières efficaces à l’engagement qu’il nous faut contrer sans hésiter. 

Poison numéro 1 : le cynisme

Celui-là est terriblement efficace. Vous avez peut-être déjà été témoin de la scène suivante. Une personne partage avec enthousiasme et fraîcheur son engagement pour l’association Zéro Déchet de son quartier. Face à elle, deux grands gars (oui prenons au hasard, deux gars) ricanent. Et vous savez très bien ce que signifient ces ricanements : « elle croit que c’est avec un lombricompost qu’elle va renverser la civilisation thermoindustrielle, elle ? Et ses pots de verre pour stocker ses lentilles, ils vont inverser la courbe du réchauffement aussi ? ».

Le cynisme, c’est le manque de courage déguisé. Ou la tristesse étouffée. Une maladie de plus en plus répandue chez ceux et celles qui observent avec lassitude et désespoir le monde s’effondrer… Alors certes, la phase “d’observation” avant l’action est cruciale… si tant est qu’on ne la fait pas durer éternellement. L’action est un risque que les cyniques n’ont pas la force de prendre. Le cynisme plonge son destinataire et son émetteur dans un malaise et un surplace dont on n’a guère besoin ces derniers temps.

Alors oui, ne nous mentons pas, c’est tentant. Écrire quelques mots bien sentis, bien acides, bien ironiques en commentaire d’un projet qu’on trouve ridicule parce que « ne changeant rien au schmilblick», c’est très vite arrivé, pour moi comme pour vous. Et ce genre de geste est d’ailleurs souvent caractéristique d’un mal-être personnel avant tout. On n’est pas bien, on ne croit plus en rien, et on ne voit pas pourquoi les autres ne nous suivraient pas dans notre sombre humeur. Mais soyons clairs : rien ne change rien. Même la plus pauvre des initiatives, la plus inefficace, la plus ponctuelle, même celle-là tant qu’elle reflète un élan de construction, de protection du vivant et allez, sortons les grands mots, d’amour, même celle-là doit être valorisée et encouragée sans l’once d’un mépris.

Poison numéro 2 : la pureté militante

Là encore, vous avez peut-être vécu cette situation un jour. Vous débarquez dans un groupe de militants, dans une asso, vous n’y connaissez rien mais vous avez pris votre courage à deux mains et êtes venu.e voir si vous pouviez vous rendre utile. Et puis les discussions ont commencé. Et vous n’avez rien compris. Et pire, vous vous êtes senti.e « bien en-dessous » de tous ces gens au comportement héroïque, aux prises de positions radicales, indiscutables. Il y a bien un moment où vous avez pris la parole pour tenter de donner votre avis mais on vous a repris immédiatement, parce que vos mots n’étaient pas les bons, parce que votre posture n’était pas juste, parce que votre idée n’allait pas assez loin. Et vous n’êtes jamais revenu.e. Cette élite de l’engagement n’est pas pour vous. Pour eux, l’engagement est une cathédrale et, pour eux toujours, vous leur avez proposé une petite cabane en bois, indigne des enjeux. Vous ne reviendrez pas et surtout, cette expérience vous a découragé.e au point qu’il n’y aura finalement ni cathédrale, ni cabane, ni rien parce que vous avez noyé votre malaise devant Netflix juste après.

Acceptons l’imperfection. Quel que soit le projet, l’idée, le contexte, nous serons tiraillés par une voix susurrant “ce n’est pas assez”, “c’est insuffisant”, “ce n’est pas cohérent”. Entendons-la cette voix, célébrons-la parce que c’est elle qui nous pousse à toujours plus de créativité et de radicalité heureuse. Mais ne la laissons pas nous rouler dessus et nous pousser dans une glace effrayée et immobile.

Poison numéro 3 : le faux-réel

Les réseaux sociaux ont maintes fois prouvé leur efficacité pour lancer des mouvements sociaux de grande ampleur : Printemps arabe, Gilets Jaunes, Black Lives Matter, Fridays For Future, etc. Dans toutes ces situations, ces plateformes ont rassemblé autour d’une cause, rapidement, efficacement et parfois conduit la lutte à décrocher de vraies victoires. Bien. Maintenant que nous avons rendu cela à César, arrêtons-nous sur l’autre versant de ces petites bêtes digitales : le faux-réel.

Le faux-réel, c’est cet « événement » qui nous donne l’impression d’être événement alors qu’il n’en est rien. Le faux-réel, c’est cette polémique qui a éclaté sur Twitter (oui je dis encore Twitter, je suis un fou moi) cette polémique entre Jean-Michel et Michel-Jean, cette polémique dont les journalistes parlent, dont les gens parlent, dont vos amis parlent et qui oppose deux camps dans la fureur et les larmes. Et l’énergie dépensée est folle, on invite à soutenir, à dénoncer, à relayer… et pendant que Twitter chauffe, qu’en est-il de la vie, la vraie ? Cet événement n’en est pas un. Il oppose des comptes digitaux et non pas des êtres humains, il traite d’une question qui ne s’incarne dans aucune terre, aucune chair, aucune réalité matérielle. Dit grossièrement : on s’active sur Twitter et on se désactive sur le reste. Et à la fin, ce qui compte, c’est pourtant le reste. C’est la biodiversité, c’est la rencontre avec l’autre, c’est le débat démocratique concret, c’est tout ça.

Quel est donc le bilan de l’hyper-digitalo-activisme que provoquent Jean-Michel et Michel-Jean ? L’éloignement de l’engagement. On est heureux, on a créé une vidéo buzz qui a permis à Jean-Michel de prendre le dessus, mais toutes ces idées injectées dans le nuage des écrans est autant d’énergie retirée à l’engagement, le vrai, autant de minutes gaspillées à un faux-réel, pendant que le vrai réel, lui, est délaissé de toutes parts.

Poison numéro 4 : le bruit

Vous avez très bien dormi. Cerise sur le gâteau, un rayon de soleil a réussi à se faufiler jusqu’à vous avant même que vous ne l’ayez cherché. Et puis ce petit déjeuner vous a régalé. La journée va être bonne. Vous débordez d’un élan délicieux, cet élan qui vous fait vous sentir « en mission ». Aujourd’hui est un jour vivant à l’avance : vous avez envie de parler dans un endroit où personne ne se parle, d’agir dans un moment où la paralysie gagne les autres, de faire rire pile au moment où le groupe en a besoin. Cet élan, c’est celui de l’engagement. Cette journée sera dite “micro-engagée”. Vous ne rejoindrez probablement pas 6 assos et 3 partis politiques, non, mais vous trancherez, vous réglerez des questions en vous et autour de vous, bref vous poserez des pas concrets qui iront dans le bon sens. Une belle journée, donc.

Ça, c’était avant d’allumer votre téléphone. Messages : « t’as vu c’est la cata », « j’en peux plus de ce monde » ou encore « ambiance de merde bonjour ». Notifs : « La crise tout là-bas s’aggrave. » « Et celle ici aussi. » « Et une autre que vous ne connaissiez même pas ne cesse d’empirer. ». Réseaux sociaux : baston, partout. Lassitude, partout. Champ de bataille des mots. Emoticônes pas du tout contentes.

2 minutes 22, soit 142 secondes auront eu raison de vous. Le bruit du monde vient de vous mettre une grande baigne à la face. Et c’est la face de votre journée qui vient de s’assombrir. Finie l’envie de parler aux inconnus, de rire, fini tout ça, vous allez rentrer dans le rang des ombres tristes.

Soyons bien d’accord : notre lien au monde, aux souffrances infinies qui ont lieu partout autour, doit être entretenu sans politique de l’autruche, autant que faire se peut. Néanmoins, il y a des phases de respiration vitales à ne pas négliger. Des retours au réel, encore, à l’action, simple et concrète, encore, à la joie juste ici, en attendant d’être un peu mieux préparé.e.s à voir la non-joie de là-bas. Soyons donc vigilants et vigilantes à écouter le bruit du monde au bon moment, à la bonne dose et à ne pas le laisser piétiner nos fragiles et essentiels élans humblement engagés.

Poison numéro 5 : L’autre et moi

Un point est clair : nous ne serons jamais prêts ou prêtes à l’engagement. Jamais suffisamment informé.es pour devenir élu.es. Jamais suffisamment sages pour accompagner des plus jeunes. Jamais assez matures pour devenir parents. Jamais assez expert.es des questions climatiques pour donner une conférence.

Nous serons toujours ce gros sac de blessures, failles, manquements, trous, qui au fur et à mesure de la vie, espérons-le, deviendra de plus en plus mosaïque harmonieuse. Mais ce gros sac n’a pas à hésiter quand vient l’opportunité de se lancer, de s’engager. Ni par rapport à lui, ni par rapport aux autres.

Imaginez une balade en forêt. À un certain moment vous avez face à vous trois sentiers : le premier est large et tout droit tracé, le second est large lui  aussi, et bordé de grands arbres, le troisième est boueux, sinueux, à peine visible tant il est étroit. Le premier sentier c’est celui du doute de soi, le second celui qui appartient aux autres, à leur regard qui pèse plusieurs tonnes sur nous et nos choix. Le troisième, c’est celui de l’indépendance, de la juste conscience entre notre importance et « inimportance ». C’est celui qui est le plus dur à trouver, à tenir, à suivre. Et c’est pourtant celui-là qui vous fait voir la forêt dans ce qu’elle a de plus riche, de nouveau, d’inexploré, c’est votre voie à VOUS, pas celle des autres.

S’engager devient alors une sorte de chemin thérapeutique, un prétexte pour savoir si nous sommes toujours sur le bon chemin. Suis-je dans cette asso parce que moi j’aime ça ou parce que les autres me disent qu’ils aiment ça ? Suis-je porte-parole de ce mouvement citoyen parce que je sais que c’est important ou parce que cela me convainc que je suis important pour les autres ? Un peu des deux certainement. Bien-sûr que tout acte est un savant mélange entre d’un côté notre histoire, nos blessures, nos envies de plaire et d’exister et de l’autre nos tripes, notre “moi-profond” comme diraient des gens en pleurant pendant un stage de développement personnel. Soyons seulement attentives et attentifs, bienveillant.es envers ces tiraillements et ne les laissons pas nous dévier des engagements justes, ceux qui font réellement bouger la réalité de notre monde, de nos mondes, petit à petit.